Extrait :
jeudi 15 mai 2008.
Souffrances au travail
« Les gens se sentent abandonnés sur leur lieu de travail »
Danièle Linhart est sociologue. Dans le cadre de ses recherches au CNRS, elle a interviewé des centaines de salariés de l’industrie agro-alimentaire, de l’entreprise Chausson, ou du secteur public. Elle a dirigé l’ouvrage « {Pourquoi travaillons-nous ?} » (Editions érès), qui vient d’être publié.
La souffrance au travail n’est pas un phénomène nouveau. Pourquoi semble-t-elle plus répandue aujourd’hui ?
Dans les années 60 et 70, elle était vécue de façon moins douloureuse. Les tracts de l’époque dénonçaient les « cadences infernales » mais les difficultés étaient gérées plus collectivement par les salariés. Le mal-être, la pénibilité, les nuisances au travail étaient amorties par des collectifs qui s’entraidaient, se tenaient chaud au coeur en cas de difficulté, et donnaient un sens social et politique à cette souffrance. On parlait d’injustices, d’inégalités sociales, d’exploitation et d’espoir de transformer la société. Les gens n’étaient pas confrontés personnellement et individuellement à la souffrance, et les conflits de valeur étaient moins présents. Suite à Mai 68, nous vivons une période de très forte individualisation, voulue à la fois par les patrons - l’atomisation des salariés pour inverser le rapport de force - et par la société civile, qui demande plus de considération des personnes, davantage d’autonomie et de liberté. Les transformations liées à la concurrence, qui met l’accent sur la qualité et la réactivité, puis la montée en puissance du tertiaire ont favorisé ces politiques d’individualisation. Elles ont pris la forme d’attaques en règle contre les collectifs de travail au sein desquels mûrissaient des valeurs alternatives qui sont le point de départ de contestations toujours possibles.
D’où vient ce modèle managérial ?
Il est mondial et s’inspire du toyotisme : polyvalence, rotation des tâches, mobilisation affective des salariés, auto-contrôle... La spécificité française vient de la volonté des entreprises d’accélérer le changement. Dans les années 90, les directions managériales ont clairement déclaré avoir besoin de faire table rase du passé, que les gens oublient comment ils fonctionnaient auparavant pour devenir les salariés de demain. Selon moi, elles ont voulu créer de l’amnésie. Cette volonté de transformation est plus importante en France qu’ailleurs car il y a, du point de vue du management, le sentiment d’avoir été désavantagé par l’héritage des années 50 à 70 dominées par l’idée de lutte des classes , source de conflictualité avec les salariés. Moderniser l’entreprise est devenu le leitmotiv des années 90 et s’est traduit par une marche forcée pour changer les mentalités. En un temps record, nous sommes passés d’un monde du travail très collectif, syndiqué et politisé à un monde profondément atomisé, s’appuyant sur une relation personnalisée des salariés à leur hiérarchie et à leur entreprise. Cette situation est très désavantageuse pour les salariés français.
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