Je mets ci-dessous un article que j'ai écrit récemment pour un journal local. Il est en grande partie constitué d'un condensé des premières pages d'un livre sorti en 2000 et que les salariés de HP (et les autres) auraient dû lire...
"Les salariés de Hewlett-Packard qui vont bientôt être licenciés n’ont sans doute pas lu le livre de Hans-Peter Martin intitulé « Le piège de la mondialisation ». Et c'est bien dommage pour eux, car ils auraient sans doute mieux compris la logique désormais à l’œuvre dans la plupart des grosses entreprises : une logique strictement financière. Ils y auraient découvert également qu'à l’image du cours de bourse de leur entreprise, le cynisme froid des dirigeants semble décidément être une valeur en hausse.
Le texte ci-dessous est un condensé éclairant extrait du premier chapitre du livre…
« L'hôtel Fairmont de San Francisco est un cadre idéal pour les rêves aux dimensions planétaires. L'établissement est à la fois une institution et un symbole, un havre de grand luxe est un lieu légendaire du bonheur de vivre […] C'est dans ce cadre chargé d'histoire qu'à la fin septembre 1995, l'un des rares personnages à avoir lui-même écrit l'histoire accueille l’élite du monde : Mikhaïl Gorbatchev. […] Cette fois, Gorbatchev a fait venir de tous les continents, 500 hommes politiques, leaders économiques et scientifiques de premier plan. Ce nouveau «brain-trust global», pour reprendre la définition que donne de cette assemblée triée sur le volet le dernier président de l'Union soviétique et prix Nobel de la paix, doit ouvrir la voie au XXIe siècle, « en marche vers une nouvelle civilisation ». D'anciens dirigeants mondiaux expérimentés comme George Bush, George Schulz ou Margaret Thatcher sont venus retrouver les nouveaux maîtres de la planète.
[…] Trois journées durant, ils comptent mener une réflexion intensive, travailler en petits groupes de travail avec les global players de l'informatique et des finances, mais aussi avec les grands prêtres de l'économie, les professeurs d'économie enseignant aux universités de Stanford, Harvard et Oxford.[…] Les conférenciers disposent tout juste de cinq minutes pour introduire un sujet ; aucune intervention lors des débats ne doit durer plus de deux minutes. Comme dans une course de Formule 1, des dames d’un certain âge en tenue soignée brandissent des panonceaux indiquant le temps qui reste à courir, à l'intention des milliardaires et des théoriciens participant aux débats : record « une minute », « 30 secondes », « stop ».
John Gage, cadre dirigeant de l'entreprise informatique américaine Sun Microsystems, lance la table ronde consacrée à la « technologie et au travail dans l'économie globale ». Son entreprise est considérée comme une nouvelle star de son secteur ; elle développe le langage de programmation « Java » ; à Wall Street, le cours des actions de Sun Systems bat tous les records.
« Chez nous, chacun peut travailler aussi longtemps qu'il le veut ; et nous n’avons pas besoin non plus de visa pour notre personnel étranger », explique laconiquement Gage. Les gouvernements et les règles qui s’imposent au monde du travail ont selon lui perdu toute signification. Lui emploie son personnel au jour le jour, en fonction des besoins. Pour l’heure, ce sont de préférence « de bons cerveaux en Inde », qui travaillent aussi longtemps qu'ils le peuvent. L'entreprise, dit-il, reçoit du monde entier, par ordinateur, des candidatures éloquentes. « Nous engageons nos employés par ordinateur, ils travaillent sur ordinateur, et ils sont virés par ordinateur ».
Encore « 30 secondes », annonce la dame à l'écriteau.
« Nous allons tout simplement chercher les plus intelligents. Depuis le début, il y a 13 ans, notre efficacité nous a permis de faire passer notre chiffre d'affaires de zéro à plus de 6 milliards de dollars. » Avec une once d'autosatisfaction, Gage s'adresse à son voisin de table et lui lance en souriant d’aise : « Tu es loin d’avoir été aussi vite, David » .
Gage passe les dernières secondes qui lui restent avant le panonceau « stop » à savourer ce petit coup de pied de l’âne.
L'homme auquel il vient de lancer cette pique est David Packard, cofondateur du géant de la haute technologie Hewlett-Packard. Ce vieux self-made-man milliardaire ne bronche pas. L'esprit parfaitement lucide, il préfère poser la question centrale :
« De combien d'employés as-tu vraiment besoin, John ? »
« Six, peut-être huit, répond sèchement Gage. Sans eux, nous serions fichus. Cela dit, l'endroit de cette terre où ils habitent est parfaitement indifférent. »
C'est alors au tour du président de séance, le professeur Rustum Roy, de la Pennsylvania State University, de demander : « et combien de personnes travaillent actuellement pour Sun Systems ? »
Gage répond : « 16 000. À une petite minorité près, ce sont des réserves de rationalisation. »
On n’entend pas le moindre murmure dans la salle : pour les personnes présentes, l'idée qu'il existe des légions de chômeurs potentiels encore insoupçonnées est une évidence. Aucun de ces managers de carrière aux salaires considérables, provenant des secteurs du futur et des pays d'avenir, ne croit plus que l'on retrouvera un jour, dans les anciens pays riches, et dans quelque secteur que ce soit, un nombre suffisant d'emplois nouveaux et correctement rémunérés sur les marchés de croissance, avec leur grande consommation de technologie.
[…] Les managers débattent sobrement des dosages envisageables et se demandent comment le cinquième fortuné de la population pourra occuper le reste superflu des habitants de la planète.[…] Les participants à ces trois journées mémorables du Fairmont se croyaient en marche vers une nouvelle civilisation. Mais la direction indiquée par cet aréopage d'experts provenant des directions d'entreprise et de la recherche nous ramène tout droit à la veille des Temps modernes. »
Sans doute les futurs ex-salariés de Hewlett Packard pourront-ils, en cette fin d’année 2005, constater avec enthousiasme que leur ancien employeur est bien devenu une entreprise à la pointe de la modernité managériale. Une pointe quelque peu douloureuse il est vrai, car ils auront découvert à leur dépens ce que signifie, au cœur de cette nouvelle ère, « réserves de rationalisation » …
Guillaume de Baskerville
(1) Le piège de la mondialisation, Hans-Peter Martin et Harald Schumann, BABEL, 2000
NOTE : Hans-Peter MARTIN est journaliste au magazine allemand « Der Spiegel ». Il fut l’un des trois journalistes qui purent participer à tous les groupes de travail de cette conférence.