Pour compléter, ce billet d'humeur de Judith Bernard, chroniqueuse chez @si, qui en tire une conclusion approchante :
La "France qui souffre", ou la France qui fantasme ?
Parlant de ce que je connais, je peux évoquer la Seine-Saint-Denis où je travaille, département qui n’est pas connu pour être épargné par la violence sociale : voilà bien un endroit où l’on peut être certain que la France "souffre" — ça se voit, ça s’entend, ça se lit dans les chiffres du chômage et de la précarité (et ça n’est pas désespéré : on peut y faire des choses très belles, j’en sais quelque chose). Comment vote-t-elle, la Seine-Saint-Denis ? A 38,7% pour Hollande, à 19,5% pour Sarkozy, à 17% pour Mélenchon… et à 13,5% pour Le Pen. On voit bien que cette histoire de souffrance n’explique rien. Ce mot-là de "souffrance" n’est pas une analyse, ce n’est pas (surtout pas) un "jugement" — c’est un mot vide, un bout de sparadrap posé sur une béance de la pensée.
Comment la dire, alors, cette France-là qui vote FN ? Comment la "juger" ? On peut toujours regarder où elle se trouve massivement : elle a ses bassins traditionnels, dans le Sud de la France (souffre-t-on tellement plus intensément dans le Gard, les Bouches du Rhône et le Vaucluse ? — je ne voudrais pas brasser trop hâtivement les clichés sur les douces retraites qu’on y coule dans des maisons avec piscine où l’on a fermement décidé de ne pas se laisser emmerder par les voisins, mais je ne serais pas contre quelques études sociologiques et démographiques rappelant opportunément la répartition par niveau de revenu et par tranche d’âge, et surtout le degré de mixité sociale ) et dans l’Est… Ah ! L’Est de la France! Ces Vosges où Le Pen a reçu 24,1% de suffrages, où se fait entendre si fort que le problème de la France serait celui des immigrés... Combien d’immigrés, dans les Vosges ? Allons, combien ?
Je ne suis pas démographe, je ne suis pas sociologue, je n’ai que mes intuitions et mes raisonnements de citoyenne pour tenter de penser ce qui nous arrive dans la gueule. Et ce que je sens, là, dans le vote des Vosges, de l’Alsace et de la Lorraine, ce n’est pas un problème de souffrance, c’est un problème de fantasme. C’est le vote de gens qui ne les vivent ni ne les voient, les immigrés, qui ne les "connaissent" que par voie de médias et de parole politique — l’immigré est pour eux un artefact discursif, ils n’ont, pour en "juger", que ce qu’on leur en a dit.
Tandis que là où l’on vit et travaille mélangés avec les immigrés (en Seine Saint-Denis par exemple, mais aussi, autre exemple, à Paris dans le Xème où je vis, dans le XIXème, dans le XXème), là où l’immigré est une réalité — là où c’est mon voisin, mon buraliste, mon camarade ou mon collègue, Le Pen fait des scores parfaitement minables.