Ou quand la RGPP tue...
En première ligne face à l’explosion du chômage et de la précarité, les éducateurs spécialisés subissent aussi une dégradation de leurs conditions de travail. Fin 2011, à la suite du suicide d’un de leurs collègues, près de 200 salariés de l’Association d’action éducative et sociale, à Dunkerque, ont exercé leur droit de retrait. Une illustration du quotidien de plus en plus difficile de ces acteurs, ultime rempart face à la misère sociale.
A Dunkerque, l’association d’action sociale et éducative (AAE), structure financée par des fonds publics, est censée servir de digue face à l’explosion des inégalités sociales. Dans cette ville frappée par la désindustrialisation avec son lot de chômage, d’«exclus» et d’adolescents en rupture sociale, les 350 salariés de l’AAE sont aussi confrontés à des méthodes de management brutales et à des réductions drastiques des coûts. Ce qui n’est pas sans conséquences sur leur santé mentale et physique. Cette situation a pris, le 17 novembre dernier, un tournant tragique.
Ce jour-là, un des salariés, Fabrice Hrycak, 38 ans, est retrouvé pendu sous un pont de Dunkerque. L’éducateur spécialisé comptait dix ans d’ancienneté. « Il avait choisi son jour et son lieu, témoigne Philippe Toulouse, délégué syndical (CGT). Le jour était celui où tous les salariés étaient réunis pour obtenir leurs tickets restaurant. Et le lieu est un des plus gros points de passage automobile de Dunkerque. Il voulait que son geste soit vu par toute la ville et qu’il serve à quelque chose !»
Pour l’ensemble des collègues et la famille de Fabrice, aucun doute : ce suicide est directement lié au calvaire que ce salarié vivait depuis le 8 septembre. En situation de légitime défense, il avait alors répliqué «par un coup de tête» à un garçon de 14 ans qu’il encadrait et qui venait de lui casser deux côtes. Fabrice s’était déjà fait briser une côte quatre mois plus tôt. Ce qui n’avait en rien inquiété la direction, terrée dans un mutisme digne des dirigeants de France Télécom ou de La Poste, et refusant de reconnaître ces agressions comme des accidents du travail.
Le lendemain de l’agression de Fabrice, au lieu de défendre son salarié, la direction d’AAE décide de le licencier pour «faute grave». Devant la mobilisation de ses collègues, la sanction est transformée en un avertissement assorti d’une mutation à Hazebrouck, à 50 kilomètres de Dunkerque, alors que Fabrice ne dispose pas de véhicule. «Fabrice aimait son travail et ne comprenait pas que la direction l’ait sanctionné pour s’être défendu face à un jeune garçon violent et qui pète les plombs, comme cela arrive tous les jours au sein d’AAE», explique Philippe Toulouse. Rémunéré sur la même base que tous ses collègues (environ 1.300 € net), Fabrice ne bénéficie pas de mutuelle. Il a dû prendre à sa charge une grande partie des frais hospitaliers liés à cette agression.
Isolement, injustices, violence des échanges… Ce décès tragique n’a pas sa place dans la rubrique des faits divers, plutôt dans celle des choix économiques pris par une direction de gestionnaires locaux qui vivent loin de la réalité du terrain. Alors que les éducateurs perçoivent un salaire à peine supérieur au Smic, onze cadres dirigeants de l’AAE se sont partagés près de 700.000 euros de salaires et d’avantages en nature (dont des berlines de 30.000 euros, avec essence gratuite et usage privé autorisé) en 2010.
Sur le terrain, les salariés, via l’intersyndicale CGT-CFDT-SUD, sont unanimes pour dénoncer l’aggravation de leurs conditions de travail. Le 21 novembre, leur marche silencieuse rassemble plus de 550 personnes à Dunkerque. Deux réunions de crise se tiennent à la sous-préfecture. Sans que le dialogue ne s’engage. D’un côté, les salariés reprochent à leur direction son «autisme». De l’autre, celle-ci les accuse de «mettre la structure en péril». Le 30 novembre, la famille de Fabrice a porté plainte auprès du procureur de Dunkerque pour mise en danger de la vie d’autrui, homicide involontaire, délit d’entrave du Comité d’hygiène et de sécurité des conditions de travail (CHSCT) et défaut de déclaration d’accident du travail. La fédération Santé-Action sociale de la CGT s’est portée partie civile. L’enquête est en cours.
Dès la découverte macabre, entre 100 et 200 salariés de l’AAE exercent leur droit de retrait : un dispositif actionné en cas de «risque grave et imminent pour la santé des salariés» qui permet de cesser le travail sans limite de temps et sans répercutions sur les salaires. Dix-huit jours de retrait au 5 décembre : «Un record de durée en France», explique-t-on à la CGT. «L’exercice du droit de retrait excède rarement 24 ou 48 heures. Dans le cas de l’AAE, il y a eu un véritable acharnement contre ce salarié et une volonté délibérée de ne pas résoudre les problèmes de fond», constate Philippe Crepel, responsable CGT-Santé dans le Nord-Pas-de-Calais. «Un droit de retrait de deux semaines, je n’ai jamais vu ça ! Cela fera date dans l’histoire du droit de retrait en France !», ajoute Pascal Chavatte, responsable CGT-Santé.
Pour Gauthier, un salarié d’AAE, l’enjeu n’est pas de battre des records. «On se bat pour que les vraies raisons de ce suicide, la baisse du personnel et la politique du chiffre, changent pour de bon.» Avec le financement du conseil général, de la Protection judiciaire de la jeunesse et de l’État, l’association gère depuis 1964 des personnes en placement judiciaire, sous mandat de protection de l’enfance ou plus généralement en rupture sociale. Autrement dit, les populations les plus pauvres et les plus fragiles. En 2010, la direction de l’AAE décide une réorganisation majeure. Ce concentré local de RGPP (207) donne la priorité à la réduction du personnel et à la baisse des coûts, sur fond de «management moderne». Résultat : les arrêts maladie se multiplient. En 2010, 170 jours d’arrêts de travail ont été prescrits à sept éducateurs agressés physiquement.
«Nous sommes de plus en plus nombreux à nous retrouver seuls pour gérer 15 ou 16 gamins en même temps», témoigne Gauthier, qui précise avoir souvent en face de lui «d’anciens criminels» : «Je me suis déjà retrouvé seul face à un gars de 46 ans avec vingt-trois ans de prison derrière lui. Cela peut devenir extrêmement dangereux.» La logique de la réorganisation ? «Les adultes ou les enfants en souffrance deviennent des marchandises qui doivent remplir tous azimuts les structures d’accueil», résume Philippe Toulouse. Depuis 2010, les salariés «travaillent avec des moyens de plus en plus dérisoires», confirme l’ancienne directrice de la communication, Laure Lahaeye, devenue éducatrice. «Des gamins qui regardent la télé à même le sol, pas de ballons ni de jeux de société. Des éducateurs qui doivent gérer 14 gamins agités en même temps et des agressions physiques quasiment hebdomadaires. Voilà le quotidien des éducateurs de l’AAE à Dunkerque.»
Lire la suite de l'enquête de Bastamag => http://www.bastamag.net/article2017.html