... de "Chomage senior ; abécédaire de l'indifférence" L'Harmattan, sept. 2005 (article "Libéralisme", p. 130) :
libéralisme
Le vieux costume « capitalisme classique » ne se porte plus guère. Depuis l'effondrement des régimes communistes, on a moins besoin d'habits utilitaires et les uniformes sont passés de mode. On leur préfère les tenues déstructurées, mode « bobo » pour les uns, « coordonné libéral » pour les autres (ou les mêmes, d'ailleurs ; il est bien vu d'alterner).
Il serait de mauvais goût de porter du libéralisme ton sur ton. La mode politique est aux contrastes et même au mariage de couleurs discordantes, avec une préférence pour le très actuel twin-set constitutionnel « économie sociale de marché hautement compétitive ».
Lorsqu'un fonds de pension américain ou anglais entre au capital d'une entreprise, le « deal » est très clair : son capital doit être rémunéré à hauteur de 15 % par an.
Pour beaucoup, cette règle du jeu semble bien lointaine ; jamais un fonds de pension ne s'intéresse à une PME, observent-ils. Certes, mais les porteurs de capitaux, petits ou grands, s'intéressent, eux, aux PME et aux fonds de pension !
C'est ainsi que l'exigence de rendement des placements de capitaux s'est à la fois envolée depuis une dizaine d'années et diffusée dans tout le tissu économique. Les investisseurs, même petits porteurs, placent aujourd'hui la barre très haut : là où, il y a peu, une rentabilité de 5 % paraissait intéressante (par rapport au taux du livret A, qui régressait), les attentes de plus-values sont maintenant couramment supérieures à 10 % : « De 1984 à 2002, le rendement annuel de l'indice S&P 500 a été de 12,2 % et le rendement moyen des fonds d'actions s'est élevé à au moins 10 % . » La banque canadienne « BMO Fonds d'investissement » a publié le 31 mars 2005 le rendement de ses différents fonds de placement, parmi lesquels « BMO Fonds de ressources » dont le « score » s'établit à 15,86 % sur un an !
Or le rendement annuel d'une entreprise « lambda » est nettement inférieur à ces valeurs. Voici les rendements annuels moyens de diverses catégories de placement pour la période de 10 ans terminée le 30 avril 2002 :
Rendements annuels moyens
Catégorie de placement Bas Haut Moyenne
Fonds du marché monétaire canadien 3,2 % 5,3 % 4,2 %
Fonds d'obligations canadiennes 3,1 % 10 % 7,4 %
Fonds équilibrés canadiens - 11,4 % 15,8 % 8,6 %
Fonds d'actions canadiennes - 4,1 % 20,3 % 10 %
Fonds d'actions américaines 1,5 % 16,8 % 9,7 %
Fonds d'actions internationales 3,3 % 11,6 % 7,7 %
Source : Networth Monthly, publié par The Globe and Mail, 15 mai 2002
Voici l'économie mondiale engagée dans une folle course aux rendements élevés, que seules quelques entreprises sont capables de dégager.
La stratégie du dirigeant d'une entreprise (quelles qu'en soient la taille ou la localisation) lui est donc maintenant dictée par son angoisse de voir ses actionnaires l'abandonner pour trouver ailleurs une meilleure rémunération de leur capital
Cette priorité donnée à la rétribution du capital est flagrante dans les résultats des grandes entreprises françaises en 2004 :
· « Michelin a enregistré une hausse de 60 % de son bénéfice net en 2004, à 527 millions d'euros contre un bénéfice de 318 milliards d'euros en 2003 (…). Compte tenu de ces résultats, il sera proposé à l'assemblée générale des actionnaires du 20 mai une hausse de 35% du dividende. » (AFP 15/2/05). (En septembre 1999, Édouard Michelin avait annoncé le même jour une progression de 20 % du résultat net et un plan de restructuration de 10 % des effectifs - 7 500 suppressions d'emplois - ; l'action Michelin avait progressé de 12 % en 24 heures .)
· « Total réalise son plus fort bénéfice ; c'est même le plus gros bénéfice net réalisé par une entreprise française : il dépasse les 9 milliards d'euros ! Son résultat net ajusté a ainsi progressé de 23 % en 2004, à exactement 9,04 milliards. Et encore, Total a-t-il été freiné par la faiblesse du dollar. Exprimé dans la devise américaine (comme chez ses concurrents), son bénéfice fait ressortir une hausse de 35 % sur l'année. Le dividende sera enfin augmenté de 15 %. Et le pétrolier de préciser qu'il " entend par ailleurs poursuivre une politique dynamique de dividende avec un objectif de taux de distribution de 50 % à moyen terme". » (La Tribune 17/2/05)
· « Arcelor - premier sidérurgiste mondial issu de la fusion d'Usinor, Arbed et Aceralia - a dévoilé un bénéfice à 2,314 milliards d'euros (multiplié par neuf par rapport à 2003). » (La Tribune 17/2/05)
· « Le groupe français de distribution et de luxe Pinault-Printemps-Redoute (PPR) a enregistré en 2004 une hausse de 45,9 % de son bénéfice net à 940,6 millions d'euros. » (AFP 17/3/05)
· « L'Oréal a annoncé une progression de 143 % de son bénéfice net à 3,626 milliards d'euros. » (La Tribune 17/2/05)
· « Le groupe Schneider Electric (distribution électrique et systèmes d’automatisme et de contrôle), a une hausse de 30 % de ses profits, à 565 millions d’euros. » (La Tribune 17/2/05)
· « Le bénéfice net du groupe Renault a atteint 3,55 milliards d'euros en 2004, en progression de 43,1 % par rapport à 2003. » (La Tribune 17/2/05)
· « L’équipementier automobile Faurecia enregistre une forte hausse de son bénéfice net en 2004, à 83,7 millions d’euros contre 10,1 millions en 2003. » (La Tribune 17/2/05) (en 2000, un plan social avait provoqué 185 licenciements.)
· « L'assureur français AGF, filiale du groupe allemand Allianz, a confirmé mardi avoir réalisé en 2004 un bénéfice net "historique" de 1,104 milliards d'euros, en hausse de 45 % sur 2003 et a réaffirmé vouloir distribuer au titre de 2004 un dividende supérieur de 30 % à celui versé pour 2003. » (AFP 21/2/05 et 15/3/05 2005)
· « Le groupe bancaire mutualiste français Caisse d'Épargne a enregistré un bond de 60 % de son bénéfice net part du groupe en 2004 à 1,785 milliard d'euros contre 1,116 milliard en 2003. » (AFP 7/4/05)
· « EDF a augmenté en 2004 son bénéfice de 56% à 1,341 milliard d'euros. » (AFP 17/3/05)
· « Gaz de France a annoncé mercredi 23 février avoir franchi le seuil du milliard d'euros de bénéfices à 1,046 milliard, soit une progression de 14,9 % par rapport à 2003. » (AFP)
· « La SNCF a dégagé un bénéfice d'environ 100 millions d'euros en 2004 et compte poursuivre son redressement en 2005, affirme la radio France Info jeudi (…) après une perte courante de 204 millions d'euros en 2003. Ce résultat positif a été obtenu grâce à l'assainissement des comptes de la SNCF et à la réduction du personnel, selon France Info qui précise qu'une personne sur deux ayant quitté l'entreprise en 2004 n'a pas été remplacée. Confrontée à une conjoncture morose, la SNCF est parvenue à sortir du rouge en 2004 grâce à des mesures de réductions de coûts, dont plus de 3 300 suppressions d'emplois, et de relance commerciale. Pour 2005, le budget, adopté en janvier par le conseil d'administration de la SNCF sur fond de grève des cheminots contre ce texte, prévoit un résultat bénéficiaire de 113 millions d'euros mais plus de 3 000 suppressions d'emplois. » (AFP 17/3/05)
· « Le groupe public RATP - Régie autonome des transports parisiens - a annoncé une hausse faramineuse de son résultat net 2004 : + 289 % par rapport à 2003.(…) Mais la direction n'a proposé à ses salariés qu'une revalorisation du point de base de «1 % au premier juin et de 0,5 % au premier octobre». Elle prétexte que, grâce aux bons résultats de 2004, la prime d'intéressement sera d'au moins 200 euros pour une présence complète sur l'année : "C'est l'équivalent sur l'année d'une augmentation de 0,4 %", fait-elle remarquer. » (AFP 4/4/06)
· Selon la fédération Sud PTT : « La direction de France-Télécom a décidé de répondre aux attentes des marchés financiers : 1,18 milliard d'euros vont être distribués aux actionnaires au titre de l'exercice 2004, soit le double de l'année précédente (…) cette somme aurait pu servir à développer l'emploi, augmenter les salaires, diminuer la dette ou investir (…) 1,18 milliard équivaut à plus d'un sixième de la masse salariale du groupe en France soit l'équivalent d'environ 20 000 emplois. »
On observe que le secteur public (EDF et RATP par exemple) n'échappe pas à la règle, dans la perspective de privatisations (annoncées ou possibles)
En 10 ans, les titres des entreprises cotées au Cac 40 ont vu leur valeur croître de 100 %, soit 7 % de gain par an (et ce, malgré le krach de 2000/2001).
L'effet de ces résultats sur l'emploi est bien loin de progresser dans les mêmes proportions :
- en nombre : avec au total 15 430 800 salariés, le nombre de postes supplémentaires sur l'année 2004 s'établit à 39 000 soit une hausse de 0,3%, selon les chiffres provisoires du ministère de l'Emploi publiés le 16 février 2005. Les très petites entreprises françaises (TPE, moins de 20 salariés) n'ont créé que 20 000 emplois en 2004 - après 60 000 en 2003 et 320 000 en 2002 .
- en niveau de salaire : selon la société Proxinvest, le salaire de base a augmenté de 2 % en 2003.
C'est même pour permettre des résultats aussi élevés que les masses salariales sont autant contenues. Alain Olive, Secrétaire général de l'UNSA (Union nationale des syndicats autonomes), déclare que « la répartition des profits des entreprises, en faveur des actionnaires et non des salariés, "pose problème" et n'est pas bonne pour "la croissance, le pouvoir d'achat et l'emploi".
Les entreprises font énormément de profits, ce qui n'est pas condamnable en soi, mais leur répartition pose problème : une partie va vers le désendettement, la plus grande part vers les actionnaires. Il y a très peu pour l'investissement et les salariés, ce qui n'est pas bon pour la croissance, le pouvoir d'achat et l'emploi.
Il y a aussi un phénomène plus récent de rachat de leurs actions par les entreprises, qui vient encore enrichir les actionnaires. De 1999 à 2004, les entreprises du Cac 40 ont racheté pour plus de 60 milliards d'euros de leurs propres actions.
En 2004, le pouvoir d'achat a diminué, mais la consommation est restée stable car les Français ont puisé dans leur épargne. Il arrivera un moment où cela ne sera plus possible, et la baisse de la consommation va accélérer celle de la croissance . »
Jacques Rigaudiat, magistrat à la Cour des comptes, analyse : « C'est la singularité de ce capitalisme patrimonial auquel la France s'est convertie : s'il favorise des profits exceptionnels pour les groupes cotés, gonflant les dividendes servis aux actionnaires (22 milliards d'euros pour les groupes du Cac 40 en 2004 et 10 milliards de rachat d'actions) et de fantastiques rémunérations pour les dirigeants, il va de pair avec un développement des bas ou très bas salaires. Actuellement, 29 % des salariés perçoivent un salaire inférieur à 1,3 Smic, soit approximativement 1 100 euros. »
De tous temps, le capital a généré du capital, mais aussi du travail. Nous voici aujourd'hui entraînés dans une société où le capital ne produit plus que du capital, en ne passant qu'accessoirement par la production. Les échanges (de biens, mais aussi de services) passent au second plan, supplantés par une « bulle financière » dominée par le paraître, les idées reçues, les « bruits », en un mot par la virtualité la plus complète.
Cette bulle est, de plus, obligée de secréter des « anticorps » puissants, pour éviter qu'une croissance exagérée ne face basculer l'économie dans une spirale inflationniste. Périlleux exercice de corde raide !
Notre société prouve à chaque instant son incapacité à tirer les leçons de la trop fameuse « bulle Internet » qui a fait tant de ravages dans un passé pourtant très récent.
Nos gouvernants ont pleinement conscience que la machine économique s'est emballée. Ainsi Gérard Larcher, lorsqu'il évoque le « Processus de Lisbonne » (Ce programme de réformes aux niveaux de l'économie, du social et de l'environnement a pour but de faire de l'Europe la région la plus compétitive du monde d'ici 2010 ), estime qu'il « donne parfois l’impression de faire rentrer le social au chausse-pied dans les souliers trop petits de la croissance et de l’emploi… »
La politique des Etats est désormais asservie à la domination du « marché », c'est à dire au libéralisme le plus débridé.
Lorsque Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie souhaite « qu’un groupe d’experts indépendants puisse contribuer à éclairer, pour les Français et leur représentation nationale, les choix économiques et budgétaires à venir, en faveur de la croissance » c'est à Michel Camdessus, gouverneur honoraire de la Banque de France et ancien directeur du FMI (Fonds monétaire international) qu'il demande d'apporter « un premier éclairage sur les obstacles de nature plus structurelle qui entravent le dynamisme de notre économie ».
Dans le « rapport Camdessus », s'il est déploré que la France ne travaille pas assez, c'est bien sûr pour regretter une insuffisance de production, mais surtout un manque d'emplois. Non pas que ces emplois soient souhaités pour des raisons sociales, mais avant tout parce qu'ils ne sont pas en nombre suffisant pour permettre une consommation à la hauteur des appétits du marché !
Que dire enfin de l'Union européenne, quand le projet de « Traité établissant une constitution pour l'Europe », après avoir (par bienséance ?) évoqué des buts de paix, de liberté, de sécurité et de justice, annonce que « l'Union œuvre pour le développement durable de l'Europe fondé sur une croissance économique équilibrée, une économie sociale de marché hautement compétitive… » ? Quelle autre démocratie a-t-elle inscrit à la fois un objectif et un modèle économique dans sa constitution ?