Christophe Guilluy: «La classe moyenne occidentale ne veut pas et ne va pas mourir»
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Pour le géographe, on aurait tort de vouloir trop rapidement refermer la page des «gilets jaunes». Selon lui, le mouvement n’est que le symptôme d’une recomposition populiste beaucoup plus large qui touche toutes les démocraties occidentales. Et la question du retour des peuples sera l’enjeu majeur des décennies, voire du siècle à venir…
L’auteur de «No society. La fin de la classe moyenne occidentale» (Flammarion) aurait pu passer ces six derniers mois 24 heures sur 24 sur les plateaux de télévision. En effet, avant tout le monde, Christophe Guilluy avait vu l’existence et la révolte de la France périphérique dont le mouvement des «gilets jaunes» a été l’incarnation vivante. Mais plutôt que de jouer les prophètes médiatiques, le géographe a préféré se taire. Pour mieux observer, mais aussi pour laisser enfin la parole aux «invisibles». Six mois après le début du mouvement, alors que celui-ci s’est essoufflé et abîmé dans la violence, il en dresse un premier bilan.
LE FIGARO. - Six mois après, quel regard portez-vous sur le mouvement des «gilets jaunes»?
Christophe GUILLUY. - Le mouvement a été l’incarnation charnelle du concept de France périphérique. La carte des ronds-points de novembre, c’est exactement la géographie de cette France-là, c’est-à-dire une géographie complètement dispersée. Ce n’est pas seulement la France rurale contre la France urbaine, ni la France du Nord et de l’Est contre la France du Sud et de l’Ouest, mais c’est bien tout cela à la fois : un phénomène plus large qui imprègne l’ensemble du territoire et est potentiellement majoritaire.
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Car, sur les ronds-points, il y avait des ouvriers qui hier votaient à gauche, des paysans qui hier votaient à droite, des urbains et des ruraux, des jeunes, des actifs et, pour la première fois même, des retraités. Ils formaient hier le socle d’une classe moyenne occidentale intégrée. Celle-ci s’est totalement affranchie des appartenances gauche-droite traditionnelles. Le renversement est historique. Une part importante des deux Français sur trois de Giscard, hier intégrée économiquement et représentée politiquement et culturellement, ont basculé dans une contestation durable du modèle dominant. Tenter d’analyser ce mouvement comme un phénomène conjoncturel est une absurdité. Il est au contraire le produit du temps long et devrait s’inscrire durablement dans l’avenir.
Combien de temps pensez-vous que cela peut durer ?
Une centaine d’années ! De la même manière que les brexiters ne vont pas s’évanouir dans la nature. Les Britanniques ont cru qu’en gagnant du temps les classes populaires allaient abandonner. Et cela explique la percée spectaculaire du Brexit Party. Nigel Farage surfe sur le « gilet-jaunisme » britannique ! Farage, qui a créé un parti avec trois bouts de ficelle, pèse davantage en six mois que les tories et les travaillistes réunis, qui existent depuis des siècles. Cela veut dire qu’il s’appuie sur un socle et ce socle s’appelle le peuple. La question du morcellement est piégeante, c’est une lecture ultralibérale qui tend à justifier l’abandon du bien commun et in fine à invisibiliser un conflit vertical entre le haut et le bas. Évidemment que la société se communautarise et que c’est inquiétant, mais cela ne doit pas éluder le phénomène majeur du XXIe siècle, qui est la recomposition d’une majorité dont le socle est composé par les classes populaires et moyennes. Elles ont fait un diagnostic concernant la mondialisation. Après y avoir adhéré, elles ont pu constater que celle-ci les appauvrissait socialement et les fragilisait culturellement. Elles ne vont pas changer d’avis de sitôt.
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Mais, à partir du moment où un mouvement issu de la France périphérique, qui se déroule sur les ronds-points, est aspiré par les grandes métropoles, il devient autre chose. Le mouvement des « gilets jaunes » a ainsi été imprégné par la sociologie des grandes métropoles. Il est d’abord devenu beaucoup plus politique. Car les grandes métropoles sont les lieux où le politique s’exerce encore et où le clivage droite-gauche existe toujours, c’est d’ailleurs pourquoi le monde journalistique ou universitaire y croit encore. Certains habitants des grandes métropoles sont devenus acteurs des manifestations, notamment des gens qui travaillent dans la fonction publique, qui sont traditionnellement plus proches de la gauche ou de l’extrême gauche. Les manifs des « gilets jaunes », qui à l’origine étaient des manifs de la France périphérique, sont ainsi devenues des manifs de gauche.
Priscillia Ludosky l’a compris. C’est pour cela qu’elle a dit qu’il fallait relocaliser le mouvement dans la France périphérique, que c’était là que se trouvait sa légitimité. Elle a parfaitement raison et c’est là aussi qu’il est le plus puissant car il est dispersé. Un mouvement est faible lorsqu’il est concentré. La concentration dans les grandes métropoles l’a affaibli. Mais même en région parisienne, même dans les grandes métropoles, beaucoup de « gilets jaunes » sont conscients de cette récupération et ne souhaitent pas, par exemple, que La France insoumise ou la CGT noyautent le mouvement. Cela montre que les « gilets jaunes » ne sont pas manipulables et pas arrêtables. Cela rend le mouvement très complexe pour le gens de gauche, mais aussi pour les gens de droite. Il n’entre dans aucune des représentations traditionnelles, qui sont en train de s’effondrer.
Cela reflète aussi la recomposition politique actuelle avec une incapacité de la droite et de la gauche à s’adresser aux marges populaires. Notamment parce qu’il est absurde de séparer le social et le culturel, comme le font la gauche et la droite aujourd’hui. Le mouvement est à la fois social et culturel. Et les gens ne reviendront vers les partis traditionnels que si cette double dimension est prise au sérieux. De même que Macron arrive en tête ou en deuxième position aux élections européennes, cela ne changera rien aux fondamentaux de la société française.
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