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Le crédit des pauvres

Publié : 07 mai 2009
par maguy
Le crédit des pauvres
par Philippe Minard [04-05-2009]

De quels moyens de survie les pauvres disposaient-ils dans les sociétés d’Ancien Régime pour échapper au dénuement ? L’historienne Laurence Fontaine met en lumière l’importance du recours au crédit à une époque où deux types d’économie politique coexistaient, l’une aristocratique fondée sur le don et l’honneur, l’autre capitaliste valorisant le calcul et l’intérêt.

En un temps où partout semble s’imposer un « économicisme » sommaire érigé en dogme, quand la soumission à de supposées « lois » de l’économie tient trop souvent lieu de politique, la somme que Laurence Fontaine consacre à l’économie préindustrielle constitue une mise en perspective historique éminemment utile.

Mieux que son titre, c’est le sous-titre qui indique l’objet et l’ambition du livre : à travers les pratiques concrètes, éclairer le fonctionnement ordinaire des économies d’Ancien Régime, avant les bouleversements de la révolution industrielle et du libéralisme triomphant. Au point de départ, la pauvreté, et le besoin impérieux pour les pauvres de recourir au crédit pour survivre. Mais le crédit irrigue en fait la société tout entière, constituant des séries d’obligations réciproques en cascade. « Amitié », réputation, confiance : le crédit personnel présuppose et noue tout cela à la fois.

Finement construite et présentée (avec un résumé liminaire du contenu de chaque chapitre, à la façon de certains romans du XVIIIe siècle), l’analyse se situe au plus près des acteurs et de leurs pratiques, décrites de façon très vivante, grâce à une connaissance intime des sources. Le livre est à la fois une histoire du quotidien et une réflexion sur les cadres théoriques qui structurent ce quotidien : manières de vivre et façons de penser sont considérées ensemble et dans leurs interactions, tiraillées qu’elles sont entre deux grands paradigmes rivaux, une économie politique aristocratique dominante, et une nouvelle économie marchande et capitaliste montante. L’auteure peut ainsi « restituer les multiples tensions qui traversent les sociétés : au niveau collectif, entre des sociétés d’ordre et de statut et le développement parallèle de rationalités économiques ; au niveau individuel, entre les exigences contradictoires des diverses appartenances des individus, leurs aspirations et la réalité éprouvée de leur expérience ordinaire » (p. 14). Cette intrication de l’économique et du social souligne le poids des codes moraux et religieux, des interdits théologiques et des valeurs sociopolitiques dans les pratiques de l’échange : on peut parler d’une économie gouvernée par la morale, pour reprendre les termes qui donnent son titre au livre.

Pauvreté et capabilité
Le regard porté sur les pauvres est toujours exposé au double danger du cynisme (on se souvient de tel ministre invitant les chômeurs à faire preuve d’initiative en créant leur propre entreprise…) ou du paternalisme teinté de condescendance. Robert Castel, dans un ouvrage majeur sur les Métamorphoses de la question sociale (1995, rééd. Folio), a montré la prégnance du vieux schéma qui catégorise les pauvres en indigents méritants, invalides infortunés et donc dignes d’être secourus, d’un côté, et misérables valides, coupables d’oisiveté volontaire et donc indignes de toute pitié, de l’autre. Mais il n’existe pas de seuil fixe à la pauvreté, et dans la réalité, la ligne de flottaison est toujours fluctuante : la misère n’est pas un état sui generis mais l’aboutissement d’un long processus de déchéance et de désaffiliation, alimenté par la précarité du rapport au travail et par la fragilité de l’insertion sociale, qui sont le lot commun d’une part importante du peuple. Le vagabond est bien la figure-limite du prolétaire déraciné. En somme, « ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient touchés ».
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