Le travail, l'essentiel à abattre
Publié : 15 mars 2008
à méditer 
« Arbeit macht frei », (le travail rend libre),
portail du camp de déportation d’Auschwitz.
Notre monde moderne a placé le travail au centre de son fonctionnement en en faisant une catégorie anthropologique, c’est à dire une dimension nécessaire de l’humanité de l’Homme. Le retournement copernicien a été décisif pour nous sortir d’une économie de rétention pour une société miséreuse et suicidaire où l’activité est exaltée. Le travail met l’existence au service de l’essence. Certes, le « mal » avait commencé avec le Révolution néolithique et son passage à la sédentarité : il y a moins d’espace pour plus de monde, il faut des surplus pour gérer ces frictions, que l’on réalisera par l’agriculture et l’élevage. Rapidement les frontières, la hiérarchie, la patriarcat et la spécialisation (notamment religieuse et guerrière), se mettent en place. Finie la vie libre, voilà le labeur. Reste que le travail est dévalorisé, laissé aux esclaves ou aux basses castes ; présenté comme nécessaire, mais dégradant. La « modernité » va tout changer.
Le travail (moderne) est le fils des sciences économiques, cette invention moderne qui repose sur la finitude de l’être humain. Tout économie ne peut en effet que reposer sur la finitude, puisque le monde est objectivement limité –et même pas sur la rareté qui n’est que relative. Pourtant, la science économique mystifiée et mystificatrice va se construire autour de la croyance euphorique en l’abondance. Grâce –ou à cause- du retournement copernicien. Mais pour que l’humanité devienne « comme maître et possesseur de la nature », selon la célèbre phrase de Descartes, une seule contrainte : le travail et l’économie du temps. Car « qu'est-ce que l'économie? Un échange anonyme et indirect de différentes quantités de temps de vie »[1]. La prison ultime : la colonisation du temps par le système, la perte de sa vie, la privation de l’Etre, simple carcasse du temps. Cependant, le paradoxe est inévitable : si les biens sont (sur)abondants, ils n’en sont pas moins limités. Sinon, pourquoi un coût ? Aveu à demi-mot de l’inconscience et du déraisonnable de l’économie…
Etymologiquement, le terme travail signifie fatigue, effort, et il est d’ailleurs employé pour désigner les douleurs de l’enfantement. Il renvoie au latin tripalium, « torturer avec le tripalium » (instrument de torture)[2]. Il n’a rien d’attirant. Il est pourtant ce que les hommes contemporains poursuivent frénétiquement, il est au centre de nos sociétés, au centre de nos vies. Le travail structure notre rapport au monde et nos rapports sociaux : il est au coeur des sociétés capitalistes modernes. Comme le dit D.Méda[3], « le travail est notre fait social total ». Il est perçu comme une catégorie anthropologique (qui définit l’homme en tant que tel), et il est au centre de notre vision du monde depuis le 16ème siècle. On peut le définir comme puissance humaine et technique qui permet de créer de la valeur, comme production d’un bien ou d’un service en vue d’une rétribution. [Si l’on accepte l’idée de de Radkowski que « la technique est mère de la richesse, l’économie est fille de la pauvreté »[4], mais que la première est soumise, en partie du moins, à la seconde, et plus loin à l’institutionnel, alors le travail est bien en premier lieu une technique.] Une chose est sûre, c’est qu’il poursuit l’accumulation. Mais si le travail est né comme moyen d’accumuler la richesse, instrument de l’économie capitaliste, il est devenu lui-même la fin : il faut le sacraliser, le glorifier pour que les gens acceptent de perdre leur vie à la gagner. Ou alors les enfermer dans des camps ou des prisons où le travail est obligatoire.
C’est pourquoi on ne peut pas dire que le travail soit une catégorie anthropologique : les sociétés d’autosuffisance ne connaissent pas le travail. Elles prélèvent uniquement ce dont elles ont besoin, ce qui en font des sociétés volontairement « sous-productives », mais non de « subsistance ». Comme l’a montré M.Salhins[5], ces sociétés ne passent pas plus de trois heures par jour aux activités « nécessaires », le reste du temps étant consacré aux jeux, relations, activités artistiques et à l’éducation des enfants. Ce sont des sociétés du « loisir » et de la contemplation, des sociétés d’abondance. Et à la pauvreté matérielle correspond une richesse symbolique et relationnelle. En désagrégeant ou massacrant ces modes de vie inacceptables par l’exemple qu’ils donnent à voir, la joyeuse pauvreté laisse place à la misère.
[lire la suite sur :
subversite
[1] P.M., Bolo’bolo, L’Eclat, 1998, page
[2] J.Picoche, Dictionnaire étymologique du français, Le Robert, collection « les usuels », 1992. Il faut ajouter que labeur (labour en anglais) vient du latin laborare qui signifie « être à la peine ».
[3] D.Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Aubier, collection « Alto », 1995
[4] G-H.De Radkowski, Les jeux du désir. De la technique à l’économie. PUF, « Quadrige », 2002, page 52
[5]M.Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance, Gallimard, 1976

« Arbeit macht frei », (le travail rend libre),
portail du camp de déportation d’Auschwitz.
Notre monde moderne a placé le travail au centre de son fonctionnement en en faisant une catégorie anthropologique, c’est à dire une dimension nécessaire de l’humanité de l’Homme. Le retournement copernicien a été décisif pour nous sortir d’une économie de rétention pour une société miséreuse et suicidaire où l’activité est exaltée. Le travail met l’existence au service de l’essence. Certes, le « mal » avait commencé avec le Révolution néolithique et son passage à la sédentarité : il y a moins d’espace pour plus de monde, il faut des surplus pour gérer ces frictions, que l’on réalisera par l’agriculture et l’élevage. Rapidement les frontières, la hiérarchie, la patriarcat et la spécialisation (notamment religieuse et guerrière), se mettent en place. Finie la vie libre, voilà le labeur. Reste que le travail est dévalorisé, laissé aux esclaves ou aux basses castes ; présenté comme nécessaire, mais dégradant. La « modernité » va tout changer.
Le travail (moderne) est le fils des sciences économiques, cette invention moderne qui repose sur la finitude de l’être humain. Tout économie ne peut en effet que reposer sur la finitude, puisque le monde est objectivement limité –et même pas sur la rareté qui n’est que relative. Pourtant, la science économique mystifiée et mystificatrice va se construire autour de la croyance euphorique en l’abondance. Grâce –ou à cause- du retournement copernicien. Mais pour que l’humanité devienne « comme maître et possesseur de la nature », selon la célèbre phrase de Descartes, une seule contrainte : le travail et l’économie du temps. Car « qu'est-ce que l'économie? Un échange anonyme et indirect de différentes quantités de temps de vie »[1]. La prison ultime : la colonisation du temps par le système, la perte de sa vie, la privation de l’Etre, simple carcasse du temps. Cependant, le paradoxe est inévitable : si les biens sont (sur)abondants, ils n’en sont pas moins limités. Sinon, pourquoi un coût ? Aveu à demi-mot de l’inconscience et du déraisonnable de l’économie…
Etymologiquement, le terme travail signifie fatigue, effort, et il est d’ailleurs employé pour désigner les douleurs de l’enfantement. Il renvoie au latin tripalium, « torturer avec le tripalium » (instrument de torture)[2]. Il n’a rien d’attirant. Il est pourtant ce que les hommes contemporains poursuivent frénétiquement, il est au centre de nos sociétés, au centre de nos vies. Le travail structure notre rapport au monde et nos rapports sociaux : il est au coeur des sociétés capitalistes modernes. Comme le dit D.Méda[3], « le travail est notre fait social total ». Il est perçu comme une catégorie anthropologique (qui définit l’homme en tant que tel), et il est au centre de notre vision du monde depuis le 16ème siècle. On peut le définir comme puissance humaine et technique qui permet de créer de la valeur, comme production d’un bien ou d’un service en vue d’une rétribution. [Si l’on accepte l’idée de de Radkowski que « la technique est mère de la richesse, l’économie est fille de la pauvreté »[4], mais que la première est soumise, en partie du moins, à la seconde, et plus loin à l’institutionnel, alors le travail est bien en premier lieu une technique.] Une chose est sûre, c’est qu’il poursuit l’accumulation. Mais si le travail est né comme moyen d’accumuler la richesse, instrument de l’économie capitaliste, il est devenu lui-même la fin : il faut le sacraliser, le glorifier pour que les gens acceptent de perdre leur vie à la gagner. Ou alors les enfermer dans des camps ou des prisons où le travail est obligatoire.
C’est pourquoi on ne peut pas dire que le travail soit une catégorie anthropologique : les sociétés d’autosuffisance ne connaissent pas le travail. Elles prélèvent uniquement ce dont elles ont besoin, ce qui en font des sociétés volontairement « sous-productives », mais non de « subsistance ». Comme l’a montré M.Salhins[5], ces sociétés ne passent pas plus de trois heures par jour aux activités « nécessaires », le reste du temps étant consacré aux jeux, relations, activités artistiques et à l’éducation des enfants. Ce sont des sociétés du « loisir » et de la contemplation, des sociétés d’abondance. Et à la pauvreté matérielle correspond une richesse symbolique et relationnelle. En désagrégeant ou massacrant ces modes de vie inacceptables par l’exemple qu’ils donnent à voir, la joyeuse pauvreté laisse place à la misère.
[lire la suite sur :
subversite
[1] P.M., Bolo’bolo, L’Eclat, 1998, page
[2] J.Picoche, Dictionnaire étymologique du français, Le Robert, collection « les usuels », 1992. Il faut ajouter que labeur (labour en anglais) vient du latin laborare qui signifie « être à la peine ».
[3] D.Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Aubier, collection « Alto », 1995
[4] G-H.De Radkowski, Les jeux du désir. De la technique à l’économie. PUF, « Quadrige », 2002, page 52
[5]M.Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance, Gallimard, 1976