Bonjour .
Je vous propose une conférence qui s'adresse ,je le crois ,à tous mes frères et sœurs en humanités .Elle mérite une attention toute particulière
Bonne lecture
A. L’argent est-il malhonnête ?
Frère Michel Van Aerde op
Il y a dans l’Evangile une expression qui paraît désuète et maladroite. Je profite de cette
rencontre entre dominicains pour approfondir mes questions.
- La première question que je me pose est : pourquoi Jésus parle-t-il du malhonnête argent et
non pas de l’usage malhonnête de l’argent ? Serait-ce une erreur de traduction, serait-ce une
maladresse d’expression de sa part ? Peut-on évacuer cette question comme je le vois faire par
des exégètes considérés comme tout à fait éminents ?
- La seconde question est : pourquoi Jésus personnalise-t-il l’argent, utilisant l’expression
« Mammon ».
Je rappelle l’évangile de Luc (16,9-13) :
« Moi je vous dis : faites-vous des amis avec le malhonnête Argent, afin
qu’au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous accueillent dans les tentes
éternelles. Qui est fidèle en très peu de chose est fidèle aussi en beaucoup, et
qui est malhonnête en très peu est malhonnête en beaucoup. Si donc vous ne
vous êtes pas montrés fidèles pour le malhonnête Argent, qui vous confiera le
vrai bien ? Et si vous ne vous êtes pas montrés fidèles pour le bien étranger,
qui vous donnera le vôtre ?
Nul serviteur ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre,
ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et
l’Argent. »
« eautois poiesate philous ek tou mamona tes adikias… » v 9
La Bible Segond traduit « richesses injustes », la New American Bible « dishonest wealth » et
propose en note : « Literally ‘mammon of iniquity’. Mammon is the Greek tansliteration of a
Hebrew or Aramaic word that is usually explained as meaning ‘that in which one trusts’. The
characterization of this wealth as dishonest espresses a tendency of wealth to lead one to
dishonesty”. Pierre Debergé écrit : “S’il (Jésus) ne condamne pas l’argent en lui-même, pas
plus que l’usage que l’on en fait habituellement, il dénonce l’attachement excessif que l’on a
parfois pour lui (…). Trompeur, l’argent l’est d’abord parce qu’il déçoit les espoirs que l’on
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met en lui. » Et, en note n°17, Debergé précise « l’argent ne serait pas injuste ou malhonnête
en lui-même, mais il le deviendrait dès que l’homme se l’approprie et l’accumule pour lui-
même ». En revanche, la TOB est plus affirmative : « Mamon désigne ici l’Argent,personnifié comme une puissance qui asservit ce monde ». Etant donné l’importance de
l’économie dans notre société, il me semble qu’une enquête approfondie se justifie.
Pourquoi aborder ce problème de cette manière alors que l’on réfléchit sur l’Europe ? Parce
que les philosophes européens qui ont réfléchi à la civilisation Européenne, en particulier les
phénoménologues, à commencer par Husserl pour continuer par Lévinas et Michel Henry,
mettent en cause une certaine logique européenne qui consiste à prétendre à la connaissance, à
un certain savoir chosifiant et réducteur. Ils critiquent une techno-science qui passe à côté de
la vraie vie, en particulier à côté de la vérité de la subjectivité et du corps. Ce travers me
semble plus particulièrement sensible dans la sphère de l’économie.
Comme frère prêcheur, mon hypothèse est que l’on peut prendre l’Evangile à la lettre et que,
même si l’affirmation a quelque chose qui peut apparaître ici et aujourd’hui blasphématoire,
l’argent est, de fait, trompeur. Pourquoi ? Tout d’abord parce qu’il met un chiffre sur des
réalités qui ne sont pas mesurables, ensuite parce qu’on lui fait jouer un rôle ontologique qu’il
n’a pas.
Que le travail ne soit pas mesurable, l’œuvre philosophique de Marx, commentée par Michel
Henry, le démontre soigneusement et c’est une conclusion à laquelle on peut parvenir
aisément sans être marxiste.
Voudrait-on mesurer la fatigue d’un groupe ou d’un individu ? Comment évaluera-t-on
l’investissement intellectuel, l’angoisse, la tendresse, la compassion, les soucis, l’usure du
corps, de l’esprit, du cœur, les cauchemars, les déceptions ? Comment mesurer l’imagination
et la créativité ? « Si le travailleur pouvait donner à son travail une existence matérielle
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séparée et indépendante de sa personne, il vendrait une marchandise et non pas du travail ».
Michel Henry insiste sur ce point : le travail est l’activité d’un sujet, il est inséparable de cette
subjectivité et, de ce fait, comme une source cachée, il n’est pas observable.
Veut-on mesurer les effets du travail ? Comparer des produits ? Les marchandises sont-elles
davantage mesurables que le travail ? Une tonne de blé produite en montagne n’équivaut pas à
une tonne de blé produite dans le Middlewest. Un verre d’eau dans une cuisine ne se compare
pas avec un verre d’eau offert à un conférencier dont la gorge risque de s’enrouer ni avec un
verre d’eau pour un égaré dans le désert. On peut analyser chimiquement un morceau de
sucre, on n’y trouvera jamais son prix. Les soldes de la collection d’hiver vont présenter un
rabais de 50% si la température est douce mais de seulement 30% si le climat reste frais.
L’argent ne peut prétendre refléter la valeur intrinsèque des objets.
Ainsi l’argent serait menteur par nature et pas seulement selon l’usage qui en est fait. Menteur
quand il prétend à l’exactitude alors que les comptes sont faux par principe et non pas parce
que l’arithmétique ou l’informatique auraient failli. Représenter des réalités non mesurables
par des chiffres est philosophiquement impossible. L’argent n’est pas objectif, il est plutôt une
relation objectivée. Il symbolise des rapports de force et de pouvoir.
Il est parfois personnalisé : l’évangile lui reconnaît une forme d’hypostase en le désignant par
un nom propre ‘Mammon’. Cela paraît désuet mais il suffit d’écouter à la radio les
informations sur la Bourse pour y noter toutes les fois où les commentateurs présentent « les
marchés » comme de véritables personnages, des sujets plus ou moins ‘actifs’, optimistes ou
déprimés.
L’argent, par ailleurs semblerait exercer une fonction ontologique. Ce qui n’est pas
comptabilisé est rapidement considéré comme n’existant pas. C’est ainsi que, pour compenser
un oubli que l’on découvre dangereux, on s’efforce aujourd’hui de chiffrer les nuisances
écologiques par exemple. Mais il y a des questions apparemment naïves du genre « est-ce que
vous travaillez ? » qui signifient en fait « recevez vous un salaire ou gagnez vous de
l’argent ? » Cette manière de parler laisserait penser qu’il y a travail quand il y a de l’argent
en jeu, mais qu’il n’y a pas travail s’il n’y a pas d’argent à la clé. Une mère de dix enfants
pourrait ainsi ‘ne pas travailler’… en revanche l’argent travaille puisqu’il produit lui-même de
l’argent… Dans cette logique, l’activité des vaches devrait être considérée comme un travail
puisqu’elle entre dans le PIB. J’ai fait partie d’une communauté de cinquante frères qui, lors
d’un recensement durent, presque tous, cocher la mention « Ne travaille pas et ne cherche pas
de travail » !
L’argent répond à trois fonctions : préciser la valeur d’un objet, permettre de faire des
réserves, favoriser les échanges. Il est surtout la rencontre objectivée de nos subjectivités
L’argent est la rencontre objectivée, parfois absolutisée, de nos subjectivités. En ce sens
l’argent représente finalement assez bien nos sociétés, leurs rapports de force, leurs échanges
inégaux. Il le fait comme en ‘externalisant’ la logique qui est la nôtre, qui semble ainsi
s’imposer à nous de l’extérieur, nous déresponsabilisant.
Je ne propose aucune alternative à l’usage de l’argent, l’Evangile ne le fait pas non plus. Il
s’agit simplement de démasquer un piège trompeur, un piège important à repérer pour que le
projet européen puisse prospérer.
1 Pierre Debergé L’argent dans la Bible Nouvelle Cité 1999 p 50
2 Karl Marx Le Capital collection La Pléiade p 1030