Jack Lang : « On pourrait diviser par deux le taux de chômage »
Officiellement candidat à la candidature à l'intérieur du PS, il a décidé de s'attaquer à chacun des grands enjeux de la présidentielle. Après trois livres sur l'école, la démocratie et l'immigration, et bientôt un autre sur la fiscalité, il publie aujourd'hui un ouvrage sur le chômage où il dénonce aussi bien les adeptes de l'immobilisme que ceux qui veulent jeter au feu le modèle français
Le Nouvel Observateur. - Les Français jugent sévèrement la gestion de la crise du CPE par le gouvernement, mais...
Jack Lang. - Le CPE est un cas d'école. Il ne faudra surtout pas l'oublier. Le CPE a été conçu par un technocrate sous les lambris dorés de Matignon et avec l'aval d'un président juridiquement irresponsable. Absence de démocratie politique donc : le Parlement n'est qu'un théâtre d'ombres, les citoyens n'ont pas leur mot à dire, le gouvernement, notamment le ministre en charge des Affaires sociales, pas davantage ! Absence de démocratie sociale : on ne consulte ni les syndicats, ni le patronat, ni les mouvements de jeunesse. Absence d'équilibre des pouvoirs, de séparation des pouvoirs, de contre-pouvoirs. C'est tout cela qui gangrène non seulement notre vie politique mais aussi notre vie économique et sociale. Quand la décision se prend dans le secret des cabinets ministériels, le peuple devient sujet, alors qu'il devrait être acteur, coauteur de la transformation sociale.
N. O. - ...mais les Français jugent aussi que le PS ne propose rien, et ils doutent qu'il ferait mieux !
J. Lang. - Ils ont perdu confiance parce que le chômage ronge la société française depuis près de trente ans. C'est à la fois une tragédie individuelle et un drame collectif : la souffrance et l'exclusion des chômeurs conduisent à la dégradation de leur santé, à l'échec scolaire de leurs enfants, à la hausse de la criminalité ou à des désordres urbains dont nous venons de vivre la dramatique expérience dans nos banlieues. Alors je comprends le scepticisme des Français. Mais je les trouve un peu injustes. Le gouvernement Jospin a créé près de deux millions d'emplois et fait baisser très sensiblement le chômage. Il est vrai que nous n'avons pas réussi à en éradiquer les causes structurelles. Aujourd'hui, je dis aux Français ma conviction que le chômage n'est pas une malédiction, qu'il peut être vaincu. Je veux redonner confiance à un pays qui a tout pour réussir. Je veux combattre la ritournelle du déclin, du « tout est foutu » qui est en passe d'accroître davantage encore les désillusions collectives.
N. O. - Dans votre livre (1), vous ouvrez huit chantiers pour vaincre le chômage. Vous n'êtes pas perçu comme un spécialiste de l'économie et du social. Pourquoi les Français vous suivraient-ils ?
J. Lang. - Trève de clichés. Professeur agrégé de droit public, j'ai longtemps enseigné le droit économique et financier. Ministre de la République, j'ai ouvert la voie à l'économie de l'intelligence, clé de la croissance moderne. Les propositions que je formule ne tombent pas du ciel. Elles sont le fruit d'entretiens avec des économistes, français et étrangers, dont la pensée est féconde et sérieuse. Malheureusement, les pouvoirs publics, en France, les sollicitent trop rarement. Ils préfèrent écouter certains fonctionnaires du ministère des Finances qui ne connaissent ni l'économie ni la vie sociale. L'exemple du CPE est la caricature de cette dérive. J'ai préféré réfléchir à partir des recherches d'économistes qui ont nourri leur pensée d'expérimentations concrètes en Suède, au Danemark, en Grande-Bretagne, au Canada, aux Etats-Unis. J'en ai tiré la leçon que l'on ne réussira que si l'on instaure une société de la valeur ajoutée, de l'intelligence partagée, de la responsabilité et de la solidarité.
N. O. - Vous affirmez pouvoir remettre la France sur la voie du plein-emploi...
J. Lang. - En effet. J'ai testé les idées que je défends sur les acteurs sociaux pour m'assurer qu'elles tenaient la route. Je prétends qu'elles peuvent permettre de diviser par deux le taux du chômage et de remettre, en quelques années, la France sur le chemin du plein-emploi. Aucun de ces huit chantiers ne mettra le pays à feu et à sang. Aucun ne suppose une guerre sociale. Aucun ne remet en cause notre modèle. Certains susciteront peut-être des controverses idéologiques avec des esprits dogmatiques, mais aucun ne revient sur les avantages sociaux des salariés - ouvriers et employés - qui se sont parfois sentis abandonnés par la gauche. Je défends leurs intérêts contre les idéologues du « ne changeons rien » - ce qui revient à tolérer un sous-emploi massif - et contre les idéologues du « rompons avec le modèle français » - ce qui revient à faire payer aux salariés l'adaptation à la mondialisation.
N. O. - Que pensez-vous de l'argument des libéraux : défendre le modèle français reviendrait à se résigner à maintenir des freins à l'embauche ?
J. Lang. - C'est une conception idéologique, rétrograde et réactionnaire typiquement française, fondée sur une vision normative et légaliste. Si la transformation du Code du Travail ou la substitution d'un type de contrat à un autre permettait de créer des emplois, ça se saurait ! Prenez le CNE : les premières études réalisées par Pierre Cahuc à l'université de Paris-I montrent qu'une grande partie des embauches dues au CNE se substituent à des contrats à durée indéterminée et précarisent ses bénéficiaires. Je suis partisan d'un contrat unique de droit commun, le CDI. Seul gage de stabilité aussi bien pour l'employeur que pour l'employé. Le CDI n'est pas un contrat à vie. Le licenciement n'est pas interdit. Des variantes peuvent être imaginées pour faciliter l'alternance entre l'apprentissage, la formation et l'emploi. La contrepartie de cette souplesse sera la création d'un service public de l'emploi, puissant et efficace, facilitant le passage d'une entreprise à une autre, d'une formation à un métier. Un service qui offre aux jeunes des tremplins pour rebondir.
N. O. - Concrètement, comment pensez-vous résorber le chômage ?
J. Lang. - Nous devons agir sur ce que j'appellerais les deux bouts de la chaîne. D'un côté, sortir du chômage les travailleurs non qualifiés, notamment les jeunes. De l'autre, tirer très haut l'investissement dans l'intelligence et la recherche scientifique, et encourager une politique industrielle ambitieuse. Un gouvernement de gauche doit mener de front ces deux combats. Aujourd'hui, près d'un million de personnes non qualifiées, sans travail, pourraient être engagées pour des emplois dont on a besoin. L'Etat aiderait les entreprises qui s'engageraient à les former et à leur offrir des salaires convenables. Le coût serait moins élevé que la multitude d'exonérations qui s'empilent sans contrôle, sans évaluation, souvent sans aucune efficacité. Ce que je propose est un investissement humainement indispensable et économiquement rentable. Près d'un million de gens remis au travail, ce sera plus de pouvoir d'achat, plus de consommation, plus d'argent dans les caisses publiques. Par ailleurs, il faut mettre le paquet sur l'éducation. S'attaquer aux risques d'échec scolaire dès la petite enfance. Le plus court chemin vers l'excellence, c'est une vraie égalité des chances. Il faut aussi changer le braquet pour l'enseignement supérieur. La formation permanente, autre chantier de la requalification tout au long de la vie, est à rénover de fond en comble : des financements trop faibles, un enchevêtrement incompréhensible d'organismes et de filières. D'où ce paysage de forêt tropicale où le travailleur perd son chemin.
Autre chantier, celui des seniors, des 55-60 ans : plus de 14% de cette tranche d'âge sont au chômage. Une des raisons que l'on méconnaît est le faible niveau d'instruction de certains d'entre eux. Songez que, lorsqu'on a fermé Boulogne-Billancourt, certains travailleurs ne savaient ni lire ni écrire. C'est la mode de mettre la gauche et la droite dans le même sac, mais la droite avant 1981 avait sous-qualifié et sous-formé un trop grand nombre de travailleurs. La gauche a fait remonter l'exigence de connaissances.
N. O. - Comment financerez-vous ce vaste effort auquel vous appelez ?
J. Lang. - L'investissement dans l'éducation, la formation et la recherche doit être massif. Il ne faut pas mégoter. En France, la recherche représente 2% du PNB. Au Japon, aux Etats-Unis, en Suède, près de 4% ! Même chose pour l'enseignement supérieur, la formation tout au long de la vie. L'investissement dans la matière grise est le premier investissement économique d'un pays. D'où une nouvelle croissance qui financera à son tour les budgets du futur. Enfin et surtout, une révolution fiscale, dont j'exposerai les grandes lignes dans un prochain essai, dégagera des ressources nouvelles. On doit aussi faire des économies et oser s'attaquer aux vaches sacrées, en particulier certaines dépenses militaires.
N. O. - Vous affirmez qu'il n'y aura pas de retour au plein-emploi sans une révolution de la démocratie...
J. Lang. -Je ne me lasserai jamais de le répéter : la démocratie n'est pas un luxe pour esthète du droit, c'est une nécessité absolue, vitale pour remettre du mouvement dans notre société. En France, non seulement le Parlement ne joue pas son rôle de contrôle de l'exécutif mais aucune politique publique n'est évaluée par des organismes autonomes et indépendants. En Grande-Bretagne, le chancelier de l'Echiquier, Gordon Brown, a proposé récemment une loi pour réduire la pauvreté. Un organisme indépendant a été chargé d'évaluer cette politique. Il a constaté que l'ambition affichée n'était pas pleinement atteinte. Le ministre ne s'est pas senti offensé, il a modifié son texte. La Suède a fait mieux : elle a osé soumettre l'évaluation de tout son système universitaire à un comité international d'experts. Chez nous, on dépense des milliards d'euros, on met en jeu l'avenir de millions de citoyens, l'avenir du pays sans aucune évaluation ! En contradiction des engagements du gouvernement, les effets concrets du CNE n'ont pas été radiographiés avant la création du CPE.
N. O. -La gauche est-elle réellement prête à s'adapter à l'économie de marché et à la mondialisation ?
J. Lang. - Avons-nous assez fait la pédagogie du monde nouveau ? Avons-nous tiré toutes les conséquences de l'effondrement des économies planifiées et de l'hégémonie désormais planétaire du capitalisme ? Je n'en suis pas sûr. En même temps, nous devons imaginer le retour de l'Etat et concevoir de puissantes politiques publiques qui agiraient sur les leviers du développement et forgeraient une République de l'égalité réelle des droits.
Je crois aussi à un nouveau compromis social démocrate, à l'autre voie qui a été empruntée avec succès en Europe du Nord, au point que l'on parle de « modèle » hollandais, danois ou suédois. Tous ces pays ont retrouvé progressivement le chemin du plein-emploi sans remettre en cause les fondements de leur système social. La droite nous rebat les oreilles avec la flexécurité, mais elle pense beaucoup flexibilité et très peu sécurité. Notre projet ne doit pas puiser son inspiration dans les principes du capitalisme anglo-américain, mais dans ces autres traditions, qui sont aussi les nôtres, de la concertation et de la négociation collective. Je n'idéalise pas le modèle suédois. Ce pays n'a ni la même dimension ni les mêmes traditions que la France. Mais pourquoi ne pas faire évoluer, comme lui, notre modèle social, transformer sans fragiliser notre système de solidarité nationale ? La ligne de partage entre gauche et droite est ainsi clairement dessinée. La droite est prête à faciliter la marchandisation généralisée du monde et des comportements. A l'inverse, la gauche doit exalter les valeurs collectives. Je rêve d'un humanisme révolutionnaire, d'un socialisme pleinement transformateur et non pas d'une gauche rose bonbon, sans couleur, sans saveur, sans puissance. A quoi bon changer de majorité si nous n'avons pas la volonté de changer la vie et la société !
(1) « Vaincre le chômage », par Jack Lang, Grasset, 17,90 euros, 232 p.
Robert Schneider
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