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enquête Le 27/10/2014 Par Sébastien Rochat
Chômeurs ne cherchant pas d'emplois : bataille de chiffres entre Elkabbach et Libé
Fact checking des fact checkeurs sur une tête d'épingle
Quelle proportion de chômeurs ne cherchent pas d'emplois ? Dimanche 26 octobre sur France 5, Stéphane Soumier (BFM Business) a pu dire tout le mal qu'il pensait du fact-checking en s'appuyant sur un exemple concret : la bataille entre Elkabbach et Libé à propos de la proportion de chômeurs ne cherchant pas d'emplois. 30 % selon Elkabbach, 6% selon Libé, 20% selon Soumier. Vraiment ? On est tout de même allé... vérifier. Et dans cette histoire de chômeurs paresseux, on a découvert que tout le monde avait isolé des chiffres... très différents. Fact-checker le fact-checking des fact-checkeurs, sur une fraude...très secondaire.
Le fact-checking ? C'est "dangereux", car "il n'y a pas de vérité dans un chiffre" et cela éloigne des "vrais débats". Stéphane Soumier, bien connu des @sinautes, était particulièrement en forme sur France 5 face à Samuel Laurent, responsable des Décodeurs du Monde, pour dézinguer cette discipline qui consiste à vérifier les chiffres avancés dans le débat public.
Contrairement aux apparences, le fact-checking ne serait pas neutre. Tout dépend du chiffre qu'on utilise. Et le fact-checkeur peut se tromper. C'est en substance ce qu'a expliqué Soumier en prenant un exemple concret : le nombre de chômeurs qui ne cherchent pas d'emplois. Le 3 septembre, au cours de l'interview d'Anne Hidalgo sur Europe 1, Jean-Pierre Elkabbach a balancé un scoop : selon une étude de Pôle emploi à paraître, près de 30% des chômeurs ne chercheraient pas d'emplois. Un chiffre très élevé, aussitôt démenti par Libération, dans sa rubrique Desintox, qui donne une estimation très inférieure.
Sauf qu'un mois après, le chiffre de Pôle emploi sort : "c'est 20%", affirme Soumier, qui constate qu'Elkabbach avait "bien plus raison" en annonçant 30% que Libé qui l'estime "à 7 ou 8%" (en fait, le chiffre de Libé est de 6,47%). Pour Soumier, la preuve est faite : les fact-checkeurs de Libé se sont trompés. "On se focalise sur des chiffres qui n'ont aucune vérité et on oublie le vrai débat", conclut Soumier. Quelques minutes plus tard, au détour d'une phrase, Audrey Pulvar précise que Le Monde avait publié le chiffre de Libé. "Oui, mais c'est 20%", martèle Soumier dans une certaine confusion. L'animateur de Medias le mag, Thomas Hugues, se contente de bredouiller qu'il s'agissait d'un test dans quatre départements, sans plus de précisions.
Prenez un bloc-notes, et regardez la séquence en notant bien les chiffres avancés par Soumier, on va faire ensuite du fact-checking :
Quelle est la proportion de chômeurs ne cherchant pas d'emplois ? 30% ? 20% ? 7 ou 8% ? Pour bien comprendre et vérifier tous ces chiffres, il faut d'abord revenir à l'origine de l'étude : depuis 2013, Pôle emploi mène une expérimentation dans quatre régions (Paca, Poitou-Charentes, Franche-Comté et Haute-Normandie) pour améliorer le contrôle des chômeurs (@si vous en parlait ici). Des équipes spéciales ont été affectées pour vérifier si les chômeurs étaient effectivement à la recherche d'emplois.
20% ou 6,47% ? C'est la différence entre chômeurs radiés et chômeurs avertis
Le 2 septembre, Le Monde publie un premier chiffre issu d'un bilan à mi-parcours qui couvre la période juin 2013 et février 2014 : après ces contrôles, il s'avère que 6,47% des chômeurs ont été radiés dans les agences test de Manosque (Alpes-de-Haute-Provence) et Toulon (Var). C'est ce chiffre que les fact-checkeurs de Libé ont cité pour couper court à la rumeur de 30% lancée par Elkabbach. Sauf que ce chiffre de 6,47% est une tête d'épingle : il ne concerne que deux agences test, alors que l'expérimentation a lieu dans quatre régions.
Un mois plus tard, Les Echos dégainent un nouveau chiffre qui devrait aboutir à la généralisation du "contrôle renforcé des chômeurs" : "un bilan régional d’étape présenté en interne en mars, montrait que 20 % des 2 600 chômeurs contrôlés à Toulon et Manosque ne cherchaient pas d’emploi". 20% ? Tiens, c'est le chiffre avancé par Soumier sur France 5. Première remarque : là encore, il ne concerne que deux agences test et pas les quatre régions concernées par l'expérimentation. Difficile de généraliser donc. Deuxième remarque : ce chiffre provient des mêmes agences test (Toulon et Manosque) que celles citées par Le Monde un mois plus tôt. Sauf que lorsque Le Monde évoque 6,47%, Les Echos en trouvent 20%.
Comment expliquer cet écart ? En réalité, c'est la différence entre chômeurs "avertis" et chômeurs "radiés". Le chiffre de 20% donné par Les Echos concerne les chômeurs qui ont reçu un premier avertissement après ne pas avoir répondu ou mal répondu à un questionnaire des contrôleurs. "Ce questionnaire leur demande notamment où et quand ils ont candidaté, et de joindre des preuves", précise un blog du Monde.fr. Il suffit que les réponses soient jugées trop approximatives pour que le chômeur soit convoqué. Et à l'issue de cette convocation, si les preuves sont jugées insuffisantes, le chômeur est sanctionné. Voilà comment on passe de 20% avertis à 6,47% sanctionnés.
Dit autrement : pour Le Monde et Libé, un chômeur qui ne cherche pas d'emplois est un chômeur qui a été radié. Pour Les Echos, un chômeur ayant reçu un avertissement peut déjà être catalogué comme un chômeur qui ne cherche pas d'emploi. Réfléchissez bien à cette interprétation philosophique, choisissez votre camp, et lisez la suite.
Les vrais chiffres de l'expérimentation
Que ce soit 6,47% (premiers chiffres du Monde repris par Libé) ou 20% (chiffres des Echos, repris par Soumier sur France 5), tous proviennent de seulement deux agences test pendant six mois.
Or, le 15 octobre, Pôle emploi a dévoilé les chiffres de l'expérimentation sur dix-huit mois dans trois régions test (pour la Haute-Normandie, il faudra encore attendre). Résultats ? Les chiffres varient de 1 à 5 selon les régions. Ainsi, en Paca, après contrôle, seulement 8% des chômeurs ont été radiés pour ne pas avoir cherché d'emploi. En Poitou-Charentes, le chiffre grimpe à 15%. Et en Franche-Comté, ce sont près de 35% des chômeurs ne cherchant pas d'emplois qui ont été radiés. La tentation serait forte de faire une moyenne. Sauf que l'étude de Pôle emploi est formelle. C'est écrit dès le début, dans un encadré : "L'expérimentation ne permet en aucun cas d'estimer au plan national la proportion de demandeurs d'emploi ne cherchant pas activement un emploi. Ces proportions ne sont en aucun cas extrapolables à l'ensemble des demandeurs d'emplois".
Pôle emploi
Et pour cause : l'expérimentation n'a pas touché le même type de public selon les régions. En Paca, les contrôles ont été aléatoires et ont touché tous types de chômeurs (résultat : 8% de radiations). En revanche, en Franche-Comté, les chômeurs ont été ciblés dans les métiers "en tension". En clair, Pôle emploi est allé contrôler des chômeurs qui n'étaient pas censés être au chômage vu le nombre d'offres d'emplois dans leur secteur. Alors forcément, avec une telle cible, ça marche à tous les coups, on a trouvé les fameux chômeurs paresseux : 35% de radiations. Quant à la région Poitou-Charentes, Pôle emploi a mixé la méthode : un peu de ciblage, un peu d'aléatoire. Résultat moyen : 15% de radiations. Les chiffres varient donc selon la méthodologie et ne permettent pas, quoi qu'il arrive, d'extrapoler. Selon son camp (chômeurs paresseux ou studieux), vous piocherez dans ce panel de chiffres.
Et dans tous les cas, ce "débat" sur les chômeurs fraudeurs reste... marginal. Car comme le rappelaient Les Décodeurs du Monde, citant les chiffres de la Délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF), la fraude à Pôle emploi représentait en 2012 un manque à gagner de 39 millions d'euros pour les finances publiques. A titre de comparaison, la fraude à la douane, c'est dix fois plus (367 millions) et la fraude fiscale, c'est 94 fois plus (3,66 milliards). C'est peut-être ça le "vrai débat", cher à Stéphane Soumier.