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Allemagne : comment l'intérim précarise l'emploi
Extraits :
L'«affaire Schlecker», qui secoue actuellement l'opinion publique allemande, est révélatrice de la précarisation de l'emploi outre-Rhin : de plus en plus d'entreprises remplacent leurs salariés en CDI par des intérimaires, en baissant au passage les salaires et en reportant sur les salariés les risques liés à la fluctuation de l'activité.
Première chaîne de drogueries en Europe (plus de 30.000 salariés, 4 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2008), Schlecker défraie la chronique pour sa gestion des ressources humaines. Le comportement de cette entreprise est révélateur des conséquences de la déréglementation du marché du travail intervenue ces dernières années en Allemagne, et des abus auxquels elle incite. (...)
Que reproche-t-on à Schlecker ? D'avoir fermé certaines filiales et licencié des salariés afin d'embaucher des travailleurs intérimaires à des salaires inférieurs (6,80 euros de l'heure contre 12,80 dans les anciennes filiales, selon le syndicat des services Verdi). Les salariés intérimaires concernés − plusieurs milliers selon le syndicat − ont été placés par l'entreprise d'intérim Meniar, dirigée - ô surprise - par un ancien cadre dirigeant de Schlecker.
La dérégulation de l'intérim en Allemagne
Jusqu'aux réformes Hartz de 2004, le travail intérimaire (Arbeitnehmerüberlassung, plus communément appelé Leiharbeit, travail prêté) était régi en Allemagne par une loi de 1972 qui comprenait un ensemble de dispositions sur la durée maximale de la mission, l'interdiction de l'emploi répété, le traitement égal des intérimaires et des salariés, et l'interdiction de l'intérim dans certaines branches comme le bâtiment. Ces dispositions ont fait l'objet de plusieurs mesures de déréglementation dans le cadre des célèbres réformes Hartz du marché du travail mises en œuvre en 2004.
Les principales modifications ont eu pour objet de supprimer toute limite à la durée du contrat entre l'agence d'intérim et les intérimaires, d'abroger également la limite jusque-là en vigueur (24 mois) quant à la durée des missions et d'autoriser la réembauche. La révision a aussi reporté le risque chômage sur les travailleurs intérimaires, en synchronisant la durée du contrat de travail avec l'entreprise d'intérim et celle de la mission. En revanche, les intérimaires doivent toujours être employés aux mêmes conditions (rémunération et temps de travail, notamment) que les salariés de l'entreprise où ils interviennent, mais avec plusieurs exceptions introduites par la réforme :
dans le cas de l'embauche des chômeurs, la rémunération de ceux-ci peut être inférieure pendant une durée de six semaines, ou à moins qu'un accord régional de branche ne prévoie des dispositions moins favorables. Ces dispositions ont eu pour effet d'inciter les entreprises d'intérim à recourir à des accords régionaux à clauses dérogatoires conclus avec des petits syndicats d'obédience chrétienne, dont la représentativité fait l'objet de contestations juridiques. Par ce biais, l'égalité de rémunération prévue dans la loi peut être vidée de son contenu.
Justifications et conséquences
La déréglementation du travail intérimaire est classiquement justifiée par un meilleur appariement entre les offres et les demandes de travail, la nécessité d'un cadre réglementaire moins contraignant pour le licenciement, la réduction des coûts salariaux et, évidemment,
l'intérêt bien compris des chômeurs (incitation à la reprise d'emploi, possibilité pour les chômeurs de «signaler» leur disponibilité à travailler)... Cependant, l'affaire Schlecker est révélatrice du fait qu'un nombre croissant d'entreprises substituent à leurs salariés en CDI (Stammbelegschaft) des salariés en intérim. Selon des estimations concordantes, c'est le cas d'un quart des entreprises recourant à l'intérim. Parallèlement, les agences d'intérim jouent un rôle croissant dans le placement des chômeurs à n'importe quel prix (conditions de travail et salaire). Les entreprises qui ont recours aux intérimaires profitent du «tri» de la main-d'œuvre effectué par les agences d'intérim.
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L'«affaire Schlecker» est emblématique :
1) elle montre comment le chômage est un alibi doublé d'une aubaine pour faire baisser les salaires et dégrader les conditions de travail,
2) elle montre comment on utilise les populations fragilisées (chômeurs, étrangers…) pour accélérer et généraliser la régression sociale.